Papier personnel

publié le 19/11/2015

Théâtre, mon beau théâtre, donne-moi des nouvelles de nous !

Théâtre
Vous reprendriez bien un peu de liberté
ou Comment ne pas pleurer
Le 12 novembre 2015
A l'Hexagone

Sur les tréteaux en bois d'une scène des plus classiques un tableau laisse sa place à un autre : une réalité et un reflet, une réflexion et une projection, un passé et un présent, une question et une réponse, une partie 1 et une partie 2. C'est avec cette construction binaire très brute et abrupte que Jean-Louis Hourdin structure Vous reprendriez bien un peu de liberté, ou Comment ne pas pleurer ? présenté à l'Héxagone jeudi 12 novembre. Dans sa nouvelle création, le metteur en scène poursuit son engagement éminemment politique et juxtapose avec un froid parallélisme la pièce de théâtre de Marivaux, L'île aux esclaves, et le livre documentaire de Naomi Klein, La stratégie du choc, la montée d'un capitalisme du désastre.

Vous n'avez pas lu ce dernier ? Nous non plus, mais il nous a été résumé et expliqué de façon magistrale et univoque. Après No Logo qui a marqué tout un mouvement altermondialiste, la journaliste dénonce l'utilisation des catastrophes, humaines ou naturelles, pour instaurer une économie ultralibérale selon les préceptes de John Milton. Naomi Klein crédite sa thèse par de nombreuses recherches et références auxquelles les acteurs, devenus des lecteurs performants, donnent vie. Ainsi l'on nous parle du Chili de Pinochet, de la Bolivie ou de l'administration Bush ; l'on revit l'ouragan Katrina, Mandela ressuscite aux côtés de Thabo Mbeki et puis l'on s'envole pour les plages du Sri Lanka d'après le tsunami. Dérèglementation, privatisation en masse et réduction des dépenses publiques, permettent une libéralisation totale du marché qui, avec le temps, se régulariserait automatiquement, théoriquement. Un peu comme une sélection naturelle, un darwinisme économique : les pauvres ne sont pas amenés à survivre.

Leçon retenue, mais pourquoi Marivaux ? Cette liberté de marché est bien loin des rêves d'affranchissement de L'île aux esclaves. On est tenté d'y voir une référence aux déboires de l'auteur, car Marivaux a subi la banqueroute du Système de John Law, première bourse spéculative entre 1715 et 1720, engendrant un bouleversement des classes. Effectivement, dans un monde où les bourgeois gagnent en pouvoir face à l'aristocratie et où l'argent fluctue bien plus vite que le sang, il n'est plus rare de voir les derniers arriver les premiers. Voilà qui donne à penser sur la légitimité de l'esclavage. Car c'est bien de l'esclavage dont il s'agit et c'est ici que le parallèle prend tout son sens. Lorsque Jeffrey Sachs propose sa thérapie de choc aux Etats bolivien, polonais et russe, ces derniers ne font que peu de cas des opposants. « Ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement, de dissoudre le peuple et d'en élire un autre ? » Les hommes deviennent esclaves des dirigeants guidés par le marché. Où est passée la repentance des maîtres telle Euphrosine qui pleure miséricordieuse : « Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. » ?

Devant ce constat accablant et sans modération, devant les farces davantage sobres que légères d'un Arlequin pas si amusant, les chants aux langueurs partisanes et l'ironie, amère, comment ne pas pleurer ? Jean-Louis Hourdin s'y refuse, il se sert de son théâtre comme d'une arme : « Le théâtre se doit de passer à travers les larmes et la réflexion. On ne peut plus laisser certains hommes piétiner l'Homme » dit-il. Ainsi combat-il le terrible monde de Naomi Klein dans lequel elle redoute la création volontaire de la catastrophe pour mettre à profit l'état traumatique d'un peuple choqué.



A la lumière obscure des jours qui suivirent le spectacle, je me dis que le terrorisme est la concrétisation de cette crainte. L'attentat crée le choc, et le choc est double. Il enfante le traumatisme et une énergie. Le traumatisme, lui, est conséquent de l'incompréhension. Face à l'aberration la raison se retrouve désamorcée et nous sommes renvoyés à un état primaire de chair et de sang. L'énergie, elle, est vive, elle est violente, elle est la force cumulée de la peur et de la colère, des sentiments purs et bruts, sans origine, sans direction. Mais dans cet homme rendu hagard par le traumatisme, cette énergie se fixe, latente, sous-jacente, à nos mémoires, à nos corps, à nos cœurs. C'est pour cela que le choc est le meilleur outil pour démarrer une œuvre, tout comme il est le meilleur outil pour manipuler l'artiste. Le choc est donc l'occasion d'avancer, mais l'évolution ne doit pas se faire dans l'étourdissement général.

Je pense à la Turquie où les attentats ont bouleversé les élections. Il n'est pas nécessaire d'être le commanditaire pour mettre à profit l'énergie générée. Alors tâchons de préserver la nôtre, qu'elle ne soit pas violée dans un mauvais combat, qu'elle ne soit pas utilisée pour fabriquer des bombes, qu'elle ne soit pas le carburant inflammable d'une vengeance, d'une rage, d'une erreur. Certes nous devons lutter, mais en toute rationalité. Pourquoi ne pas pleurer le temps de soulager les tensions et préserver ces sentiments si purs jusqu'au retour de notre raison ? Des pensées pour les victimes de chacune des catastrophes aux quatre coins du monde et du soutien pour les porteurs du choc, qu'ils puissent se relever et en porter le poids à bout de bras, en pleine âme et conscience humaine.

T.COPIN

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