Papier personnel

publié le 23/01/2017

Entre deux

Théâtre
Vertiges
De Nasser Djemaï
Le 11 janvier 2017
A la MC2

C'est à Grenoble, ou c'est ailleurs. C'est à la périphérie d'un centre-ville qui attire autant qu'il repousse. C'est dans un appartement, un de ceux de ces blocs dont l'ascenseur s'essouffle à grimper les étages. C'est dans une cuisine ou un salon, décor surchargé d'objets. Enserrée dans l'étau de deux mondes, de deux cultures, de deux générations, dans l'étau dur et implacable des parois de béton, béton froid et poreux coulé pour faire les murs des barres d'immeuble, cette comédie noyée d'incertitude se perpétue.

Annoncé comme la conclusion d'une trilogie, Vertiges, la nouvelle création de Nasser Djemaï, était très attendu ce 11 janvier à la MC2. Les représentations se poursuivent d'ailleurs pendant plus de deux semaines jusqu'au 28 du mois. Après Invisibles, créé en 2011 et nominé par trois fois aux Molières, et Une étoile pour Noël, remonté en conséquent l'année dernière, Nasser Djemaï pose un point final à son travail identitaire, culture autant héritée que construite, pièce après pièce.

Une peinture naturaliste

Sur le tableau craquelé d'une famille maghrébine, arrivée en France depuis une génération déjà, se joue l'histoire d'un fils au bord du gouffre. L'enfant prodigue, l'aîné, « l'avocat », celui qui a réussi, revient à défaut dans le quotidien désormais bancal de sa mère discrètement voilée, de sa sœur travaillant pour nourrir la famille, de son frère désœuvré et de son père alors mystérieusement malade. Rapidement les joies des retrouvailles s'estompent et apparaît le renversement lent mais sûr de cet équilibre jusqu'alors miraculeusement stable, déréglé par l'irruption d'une nouvelle gravité.

Le point inévitable dans le théâtre de Nasser Djemaï est sa valeur documentaire forte, enrichie de l'expérience du metteur en scène. Avec une volonté au réalisme marqué, l'artiste injecte dans le microcosme créé de toute part une multitude de sujets (chômage, religion, mariage, solidarité…), et, s'ils sont peu approfondis puisque l'argument n'est pas là, ils s'éclairent avec intérêt à la lumière de cette peinture naturaliste.

A la croisée des chemins

Malgré une apparente cohésion, la pièce est profondément segmentée, divisée, presque explosée. La partie réaliste s'écharpe dans une envolée partiellement onirique. La culture d'origine s'affronte à celle d'accueil dans le discours des personnages. Le personnage du père vole les devants de la scène à celui du fils déboussolé. Ou encore, le naufrage de l'idéal du couple saborde la vie de famille que l'on suit depuis le départ.

Cette constante dualité pourrait s'avérer une structure rigoureusement cohérente, mais la multiplicité égare. Effectivement elle perd le spectateur en ouvrant une multitude de pistes, si bien qu'on ne sait plus quelle lecture entreprendre. Faut-il suivre la famille ou l'individu ? Le passé ou le présent ? Le fils ou le père ? Ou bien sont-ils l'entité de cette famille tiraillée entre les envies, les cultures, les devoirs ? Une myriade de points de vue, comme autant de portes ouvertes, celles des placards de la cuisine dans lesquels l'on pourrait s'engouffrer pour ressortir ailleurs. Bref un sacré labyrinthe.

Toutefois la mise en scène soutient le tout dans une remarquable esthétique. Jonglant entre le réalisme du quotidien, de jolies images oniriques et une sublime poésie ondine dans la scène de l'inhumation, touche finale que l'on affectionne particulièrement, le spectacle s'assure une qualité notable.



Limbes. No man's land. Trou de ver.

Peu importe comment l'on nomme l'intervalle entre deux états, entre la vie et la mort, entre deux synapses, entre un monde et l'autre, entre un pays de départ et une terre d'accueil. Quel que soit son type, ce lieu est un espace de passage où rien ne stagne, animé par des ombres filantes.

L'immigration provoque un interstice, comme celui-ci. Coincés entre deux cultures, des hommes déracinés d'une part et en bouture de l'autre vivent dans une obscure expectative. Un peu comme lorsqu'on se retrouve à l'aéroport, enfermé dans le terminal, entre l'avion et le territoire, sans retour en arrière possible et bloqué à l'avant parce qu'une erreur s'est glissée dans vos papiers. Dans ces couloirs où les âmes pressées n'ont pour préoccupation que d'atteindre le portail, la notion de vide prend tout son sens.

Mais, si traverser un aéroport est une affaire de minutes, franchir les frontières d'une culture s'avère une affaire de générations.

Sans répondre à cette question sans problématique, le spectacle offre peut-être une autre façon de penser. A l'image de la voisine, tout un chacun n'est que fantôme. Condamné à laisser derrière ce que nous laissons, il est vain de s'arrêter, alors qu'importe le point de départ et qu'importe l'arrivée, la vie est simplement un immense espace de passage à habiter.


T. COPIN



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