Papier personnel

publié le 12/03/2016

Pourquoi, Brecht ?

Théâtre
Sainte Jeanne des abattoirs
Le 11 mars 2016
A la MC

« A quoi bon porter quelque chose en soi si on ne peut le faire sortir ? » Ainsi se questionne Jeanne à la fin de sa descente aux enfers dans le Chicago de 1929. Emportée par ses idéaux, elle s'écorchera à l'apathie des Rois de la Viande, ceux qui provoquent une crise, non pas sans bénéficiaires, elle se dépècera de ses bons sentiments pour soutenir la masse ouvrière en proie au chômage et à la pauvreté avant de mourir miséreuse dans la fange et la neige. Au terme de ce conte cruel, tout reprend son cours sans que rien ne change et Jeanne, habillée dans le fer blanc du canon que l'on dresse de sa vie, devient, aux quatre coins du monde, le symbole martyr d'une résistance, n'ayant jamais vraiment eu lieu.

Présentée du 8 au 18 mars à la MC2, Sainte Jeanne des abattoirs est la nouvelle création issue de la résidence d'artiste accueillie par la maison de la culture grenobloise. La compagnie Interstices et le Théâtre de la Valse, en association depuis 2005 sur la mise en scène de classiques, comme Rimbaud ou Beckett, se mesure aujourd'hui à Berthold Brecht. Avec une direction artistique juste et appliquée, Marie Lamachère révèle et appuie la complexité du théâtre brechtien et la polyvalence de cette pièce.

Il n'est pas facile de porter sur les planches les œuvres du dramaturge allemand, effectivement, par sa nécessité d'engagement politique et artistique, l'auteur a révolutionné le monde du théâtre. Afin de s'affranchir des codes figuratifs hérités des tragédies grecques, autrement dit cette volonté de représenter le réel, de le mimer jusqu'à la confusion, Brecht développe le concept de distanciation. L'idée est sans cesse de créer des ruptures afin de tenir le spectateur en éveil. Une technique bien présente dans le jeu des acteurs, à l'exemple Laurélie Riffault (Jeanne Dark) qui affiche un recul critique sur les dires et les actes de son personnage, mais aussi dans les fractures narratives obtenues par l'insertion judicieuse d'images d'archive, documentaires et vidéos ou par cette mise en scène éclatée et dynamique. Parallèlement Brecht développe le concept de gestus une codification gestuelle basée sur les rapports sociaux des personnages, que l'on retrouve habile dans l'interprétation tout en ironie de Michaël Hallouin (Mauler).

La polysémie de Sainte Jeanne des abattoirs est par ailleurs traitée avec clarté, sans prendre parti Marie Lamachère expose les situations délicates et inextricables du système capitaliste, de la spéculation et de la crise, du rapport des classes, de la corruption par nécessité ou par misère et de l'ambivalence humaine. Tout n'est pas blanc ou noir, Jeanne n'a rien d'une héroïne, la violence n'est ni une mauvaise ni une bonne solution, car au fond le théâtre de Brecht c'est ça : exposer les faits pour interroger. Pas de question rhétorique appelant à des réponses absolues, non, l'intérêt est d'instiguer le doute pour mettre en marche la machine intellectuelle. Voilà la réussite de cette création, même si, notons-le, les trois heures quinze d'une représentation bien que dynamique et stimulante, ont tendance à perdre le spectateur. Ainsi par ses multiples tableaux comme autant de facettes d'une réalité nous sommes invités, dès le début, à exercer notre œil critique, car remettre en question, c'est la première démarche de l'action, pour permettre de faire sortir ce « quelque chose » que l'on porte en soi.



Je voulais rebondir sur autre chose que la viande pour ces derniers paragraphes personnels, mais tout dans le spectacle m'y rapporte et je n'ai pu m'empêcher de voir des corrélations avec l'hypocrisie qui sévit chez nous sans soulever beaucoup d'étonnement.

Depuis bientôt un an la crise du porc en France ralentit nos autoroutes, a répandu une fumée âcre de gomme brûlée et a relancé la production française de bonnets roses. Le motif rebattu en boucle est celui du court du porc aux alentours des 1€ alors que les éleveurs français réclament un prix fixé à 1,40€. Par des normes de qualité française contraignantes, une concurrence européenne inégale, une structure du marché stratifiée, la situation est étouffante pour la filière agricole. J'entends encore rebattre à mon oreille les répliques de Sainte Jeanne des abattoirs : « Chacun défend son beefsteak, mais si les gens ne comprennent pas, on ne pourra plus vivre. »

Là-dessus se finit le journal de 13h avec sa petite musique engagée, puis vint une page de pub chantonnant : « Savez-vous qu'en moyenne c'est moins cher… » Depuis plus de sept ans la compétition publicitaire du « Qui est le moins cher ? » fait rage auprès de la grande distribution. Quelle amère ironie ! Alors certes ces enseignes s'assurent d'acheter un porc français à prix raisonnable, néanmoins la course au prix bas se répercute sur les fabricants, transformateurs et négociants et enfin au marché du porc breton à Plérin. Alors les Chapeaux Noirs de la pièce de Brecht répondent : « Partout les hommes plongent, mais personne n'y songe ! »

Evidemment, chacun à son pouvoir d'achat, néanmoins, on ne gère pas son budget seulement comme on le peut mais aussi comme on le veut. C'est de cela que parle Jeanne Dark quand elle évoque un « pouvoir d'achat moral ». Même au supermarché, faire un choix est déterminant est un engagement commun et il nous définit. Au fond l'offre n'est pas qu'un échange d'argent, c'est également un service.

La théorie brechtienne n'est pas seulement littérature, la première des actions est de se poser des questions, pas seulement les bonnes, mais bien toutes les questions.


T. COPIN


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