Papier personnel

publié le 26/10/2015
mis à jour 28/10/2015

« Je ne regarde plus personne dans les yeux. »

Théâtre
Nobody
Le 8 octobre 2015
A la MC2

« Tout se passait par ordinateur. » C'est Jean Personne qui parle. Un homme, à la fleur de l'âge qui perd peu à peu ses pétales et qui perd peu à peu les pédales. Un visage assez froid, comme si la sève lui manquait. Il prononce cette phrase d'une voix indolente et usée pendant que derrière la baie vitrée, placée comme un écran à l'avant de la scène, les personnages s'entrechoquent sans trop se considérer. Jean fait référence à l'activité de l'entreprise dans laquelle il travaille, une agence spécialisée dans l'optimisation de rentabilité et l'éviction progressive des éléments en perte de productivité dans les sociétés clientes, en mot humain c'est une agence spécialisée dans le licenciement. Mais il aurait pu parler de la mise en scène, du spectacle, du théâtre d'aujourd'hui, puisque la vidéo captée par les deux cameramen sur scène est aussitôt mixée à la table de montage et projetée juste au-dessus du décor.

Avec Nobody, le collectif MxM et son directeur et co-fondateur Cyril Teste réinvente le théâtre à la lueur de la modernité. Le metteur en scène entremêle avec brio sa passion pour la vidéo au texte de Falk Richter, un dramaturge allemand renommé dans le milieu. En résulte une adaptation pertinente et un genre nouveau extrêmement dynamique : la performance filmique, une démarche artistique rigoureuse où un film est joué, tourné, monté, réalisé et diffusé en temps réel et sous les yeux du public. En écho au mouvement Dogme 95, lancé, entre autre, par le réalisateur danois Thomas Vinterberg, qui défendait un cinéma épuré de tout artifice pour saisir avec sincérité la vérité de l'instant, la performance filmique répond à une charte afin de capter l'instantanée du théâtre. La réalité jouée par l'acteur est capturée à vif et se retrouve disséquée, fragmentée, puis représentée sous différents angles. Grâce aux nouvelles technologies, le théâtre s'empare du cinéma et Cyril Teste transcende le sujet de la pièce.

Car Jean n'est plus lui-même, il ne sait plus bien qui il est dans la constellation de faux-semblants de cette entreprise de restructuration. Les résidus d'une vie privée et les échos lointains de vaines envies reviennent comme une tempête calme et l'entraînent un peu plus dans le siphon de sa chute molle. L'agence a licencié tout ce qui faisait de lui un être humain. Dans un monde économique, que l'on connaît bien, régi par les valeurs de rentabilité et de productivité, elle plane comme vautour. Son ombre surveille les composantes mourantes des sociétés et ses salariés ne sont pas épargnés. Chacun est évalué par et évalue chacun. La délation pour le bien de l'entreprise et le bien de l'entreprise pour le bien commun. Et la femme de Jean s'inquiète, car la productivité de son mari est en baisse. L'œil de l'agence est partout, un voyeurisme omniprésent et omniscient, comme nous, avides spectateurs, qui, espionnons les personnages jusque dans les couloirs où, à l'abri des regards, y compris de ceux du public, ils pensent trouver de l'intimité. Merci aux écrans ! Big Brother is watching you ! dirait Georges Orwell dans 1984. Quelle angoisse cette entreprise insaisissable ! Pas de patron à accabler, pas de visage à détester, elle est l'entité créée par la masse, un système participatif qui fait de cette hydre l'Entreprise avec un grand E, informe et néfaste.

Alors, l'homme, dans ce milieu hostile se cache derrière des façades et des apparences pour préserver son travail et son statut. Les personnages reconstruisent leur image et leur passé et défilent comme des mannequins, des salariés parfaits. Les vitrages du bureau et de la salle de réunion en arrière-plan sont les vitrines d'exposition des hommes et de l'Entreprise. Ceux sont des écrans, elle sépare ce que l'on voit de l'extérieur et ce que l'on voit de l'intérieur par les yeux de la caméra. « Tout se passait par ordinateur » disait-il, d'ailleurs, un des personnages assure que sa vie privée s'entretient très bien par Facebook. On peut jongler entre les fenêtres ! De Skype à Excel, valeurs d'excellence ! Et puis, chemin faisant, ces apparences façonnées deviennent l'unique élément qui définit l'individu et ce qui faisait l'homme chez les personnages disparaît. Rejetée l'enfance perçue à présent comme ennuyeuse ou inconvenante, écartés la vie de famille et les dimanches aux parcs, oubliée la joie de vivre de Jean. L'Entreprise triomphe et emporte l'homme dans sa virtualité où les chiffres sont l'unique réalité, et Jean sombre.



Une Entreprise faite par la collaboration de ses salariés qui retranche l'homme dans des conditions qui ne le sont plus. J'ai l'impression de revoir le visage diffus d'un Pujadas qui introduisait un reportage, il y a bien un mois, sur la démocratisation du travail participatif, quoique le journal pointait davantage du doigt la fuite fiscale qui s'en écoulait. A l'image d'Uber ou d'Airbnb, des particuliers proposent sur des plateformes internet ou de smartphone, d'opérer des travaux de plomberie, de bricolage, de jardinage, ou d'autres corps de métier, contre une rémunération souvent inférieure au prix du marché. Voilà que s'établit un nouveau code du travail bien populiste. A l'image de la surveillance intrinsèque de l'Entreprise de Jean, ce système participatif a le pouvoir de limiter les droits de chacun en toute légitimité. En développant une concurrence sans limite, puisque après tout, chacun gère sa vie comme il le veut, les prix s'effondrent, les exigences augmentent et le temps de travail revient à 70 heures par semaine. Difficile de stopper la surenchère, puisque la masse fait la loi, allez étêter une hydre ou un nuage de guêpes !

Il est bien aisé de crier au mal, ne serait-ce pas l'évolution inéluctable d'un monde où l'on peine à trouver du travail ? Après tout aujourd'hui les postes sont rares, alors on crée sa propre activité. Une situation sur laquelle s'ajoute le glacis égocentrique de l'instinct de survie. Ce système participatif sent aussi bon la solution que la dérive. M'enfin, si chacun d'entre nous est partie de l'ensemble, il y a peut-être de l'espoir. L'homme n'est pas si mauvais tant que nous n'oublions pas que la société est faite d'individus, oui, mais au milieu d'autres.


T.COPIN


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