Papier personnel

publié le 02/03/2016

Compte manichéen et fable capitaliste

Théâtre
Monkey Money
Le 1er mars 2016
A l'Hexagone

Parce qu'elle s'est immergée toute une journée dans le service recouvrement d'une société de crédit renouvelable, parce qu'elle a assisté en double écoute aux conversations téléphoniques où des clients noyés dans la misère et le désarroi répondaient aux employés consciencieux, harassés et insensibles, parce qu'elle abhorre ce monde fracturé par l'entité économique, Carole Thibaut a voulu écrire Monkey Money présenté ce 1er mars au théâtre de l'Héxagone.

Cette caricature ultralibérale nous plonge dans un conte imaginaire plutôt réaliste. Il y a d'une part l'univers de la Bee Wi Bank, dont le crédit est « pourvoyeur d'égalité », dirigée par une dynastie familiale où le lien du sang flirte avec celui de l'argent ; de l'autre, il y a l'univers de la cité, le chômage, la prostitution, le racket, la misère somme toute. Si un mur semble les séparer, de plexiglass sur la scène, de conventions et de préjugés dans les esprits, ils ne sont que reflet, l'un de l'autre. Les personnages s'apparentent physiquement et moralement comme les deux faces d'une pièce de monnaie, ou d'une pièce de théâtre. Pour Carole Thibaut le concept de lutte des classes est loin d'être oublié, au contraire, exacerbé par le rapport de domination, il tend à la bipolarité.

Alors quand le père de famille, endetté et désespéré, vient s'immoler à la fête anniversaire de l'entreprise, « c'est l'humanité qui brûle » et le mur se fissure. L'once de sensibilité latente chez la fille du grand patron se ravive à cette nouvelle bouffée d'air. Partant à la recherche de l'orpheline laissée par la victime, elle entame un voyage sans vraiment savoir où ni pourquoi, mais dont l'espoir incertain guide ses pas.

La rencontre organisée par l'Hexagone avec Jean-François Ponsot, maître de conférences en Sciences Economiques à l'Université Grenoble Alpes permet d'éclairer un point intéressant. En effet il explique que la dette n'est pas foncièrement malsaine. A l'origine il s'agissait d'un contrat équilibré entre deux parties indépendantes ayant chacune un moyen de pression : un « je veux prêter » contre un « je veux emprunter ». Depuis avec l'évolution, les contrats abusifs et le développement du recouvrement, l'équité des forces n'est plus. A présent il y a une situation de domination par la dette : « tu me dois donc tu m'appartiens ». Voilà ce qui ressort de l'œuvre de Carole Thibaut où des familles puissantes, protégées par leur richesse, s'appuient sur la pauvreté du reste de la société.

Certes, le sujet est navrant de réalité et d'actualité, mais le cela ne suffit pas à élever le spectacle. La conception d'un monde séparé par un mur manque d'originalité et le réalisme des situations empêche la dystopie de décoller. A l'inverse, les dialogues artificiels, au vocabulaire parfois désuet, ne gagnent pas en vraisemblance, tout comme un jeu statique et relâché. Si la mise en scène reste esthétique et les tableaux redonnent du dynamisme à l'ensemble, notamment le discours en stand-up, à la manière des « Stevenotes » d'Apple, porté par le jeune comédien Arnaud Vrech, la pièce se perd en longueurs, tout comme cette quête finale et infinie, sans but, ni chute, dont l'optimisme sans fondement disparaît avec la tombée du rideau.



Lors du débat en fin de représentation Carole Thibaut s'insurge de la culpabilisation de la pauvreté. Outre la surveillance démesurée auprès des bénéficiaires des aides sociales face à l'évasion fiscale coûtant davantage à l'Etat, elle souligne la banalisation d'un langage commun faisant du chômeur le coupable. Aujourd'hui, tout comme une femme « s'est faite » violée au lieu de l'avoir été, un homme « perd » son travail alors qu'il a été victime d'un licenciement économique. « Qu'est-ce qu'il est distrait cet homme-là ! » Le chômeur devient responsable de son état, de son oisiveté, de la dette publique, de la faillite d'un système. L'artiste fait ici une observation tangible.

Si l'on ajoute l'indifférence chronique dont souffre le demandeur d'emploi : les lettres de refus aussi froides qu'artificielles, l'absence d'explication des entreprises, l'exclusion par défaut d'argent, la perte d'estime, l'insuffisance de l'accompagnement, la catégorisation sociale, le chômeur est confronté à une solitude astringente et corrosive. Il n'est pas étonnant de voir émerger un sentiment de haine et de rancœur dans cette population en difficulté.

Que le problème du chômage soit difficile à régler, je le conçois, mais je pense avant tout qu'il y a un manque de sincérité général. La société n'est pas honnête sur son incapacité de gestion, les entreprises ne sont pas transparentes et ne communiquent pas et nous frôlons l'hypocrisie avec notre attitude pleine de bienveillance et de bienséance. Les chômeurs sont des êtres humains, ils peuvent comprendre et ils peuvent souffrir ! La considération est affaire de tous, à commencer par une prise de conscience.


T. COPIN


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