Papier personnel

publié le 18/02/2016
mis à jour le 20/02/2016

Quand les Gentils luttent contre nos insomnies

Théâtre
Le Carnaval des Somnambules
Le 11 février 2016
A l'Odyssée

La lueur rouge de ses yeux monstrueux perce les brumes vaporeuses d'une salle de spectacle pour un temps assoupie, la bête surplombe la scène et dardent de ses cornes les sujets à ses pieds. Dans ce théâtre des ombres, s'agitent les Pierrots malheureux et les rêves disséqués d'un homme à l'orée du gouffre dont les paupières n'arrivent plus à balayer les images dures d'un monde amère et peinent à essuyer le sel séché de son humeur vitrée. C'est un carnaval bien sombre qu'est celui des somnambules, et par-là même une belle réussite !

Pour ce début d'année, entre 11 et 12 février à l'Odyssée, la compagnie des Gentils a décidé d'affronter nos démons, ceux qui persécutent nos vies, ceux qui font de nos nuits des cauchemars à dormir debout, ceux qui se cachent depuis toujours sous les lits de chacun d'entre nous : la vieillesse, la mort, la ruine, le sexe, la maladie, l'impuissance, toutes ces peurs nous séquestrent, nous vicient, nous pourrissent. Et quoi de mieux pour les combattre que le rire ? Jonglant entre un cynisme troublant et un naïf optimisme, la compagnie met à mal nos angoisses et l'on rit, peut-être jaune, mais l'on rit. « C'est quand même bien tous ces cauchemars, ça fait avancer, c'est comme un train… »

L'histoire est celle d'une hypnose dans laquelle nous sommes précipités, un espace envahi par les rêves de Jacques où ces derniers se sont rebellés. Trop d'horreurs ! Trop de morts ! Trop d'idées noires ! Alors ils attentent un procès pour condamner le rêveur et rendre au sommeil sa légèreté et sa féérie. Dans cette comédie judiciaire onirique, les réminiscences nébuleuses d'une enfance profanée par la réalité s'alternent avec les lazzi de somnambules burlesques.

Entre le divertissement, et ce sujet sombre, l'ensemble s'équilibre avec justesse. L'écriture intelligente et sibylline enrichie l'univers extravagant, absurde et funambulesque, cher à la compagnie des Gentils. Une fois de plus les acteurs aussi dynamiques qu'émouvants, comme dans leur reprise d'A la claire fontaine, avivent des personnages extravagants mais touchants d'humanité, le tout dans une série de tableaux esthétiques dont le faste visuel inspire aux songes et complaît l'œil, sous le charme. Dans la veine du cabaret entamée avec La Carriole fantasque de M. Vivaldi en 2012, Le Carnaval des Somnambules est un aboutissement par son originalité et sa pertinence.

Saluons également l'arrangement musical composé et mené par François Marailhac. Il propose une version développée et soutenue des comptines pour enfants sur lesquels se basent le spectacle. Accompagné aussi bien à la contrebasse, à la basse, au violon ou au tambour, le piano donne une épaisseur aux réécritures de ces refrains universelles. En somme, cette nouvelle création tend à contredire l'inquiétude de Jacques lorsqu'il redoute, dans la dernière chanson, la mort de l'art, même si l'on déplore la vacuité de ce dernier texte.



J'ai réfléchi là-dessus en sortant du spectacle. Deux jours avant la représentation, le Festival de San Remo, une institution en Italie à forte notoriété, invitait sur son plateau un artiste français pour lui remettre un disque de platine. Je me suis trouvé navré de voir quelle culture nous exportions à nos voisins transalpins et désolé de les voir chanter les tâtonnements d'un homme ne sachant mettre des mots sur sa pensée, de les voir reprendre du verlan désuet et incongru, de les voir entonner le meilleur vers de toute cette discographie : « pour t'oublier j'ai dû t'imaginer en train d'chier ! »

La critique ressemble étrangement à de la pédanterie, surtout quand l'engouement populaire va à son encontre. Néanmoins rappelons que l'art pour être complet est un travail, et un travail difficile sur trois critères : le fond, la forme et la force. Le fond, c'est l'essence de l'œuvre, l'idée et le message qu'elle véhicule. La forme, c'est le style, un choix artistique servant de canal de transmission. La force, c'est la capacité de propagation de l'œuvre, se basant sur l'accessibilité, le plaisir et l'esthétisme. Le fond et la force ont tendance à aller dans des directions opposées et le style est ce judicieux alliage qui tente de les réunir. L'art pour être total doit respecter un jeu d'équité entre ces trois forces. Lorsque l'artiste favorise le style en faveur du fond, on sombre dans un art hermétique et inaccessible, à l'inverse quand il tend à privilégier la force, on obtient un objet beau mais creux, vide de sens et d'intérêt. Tous deux sont des manquements graves et des faiblesses de l'artiste.

Alors certes le vecteur musical du vainqueur catégorie « chanson originale » aux Victoires de la musique 2016 est agréable, entraînant et rythmé, presque entêtant. Il est également possible de considérer l'usage du verlan ou de rimes atrophiées comme un mode d'expression original et potentiellement riche, s'il venait à être fonctionnel. Mais nous ne pouvons oublier : l'art est fait pour élever l'âme et il n'y a rien de sentencieux dans cette notion-là ! Arrêtons de supporter des œuvres manquées, qu'elles soient triviales ou prétentieuses ! Alors non, l'art n'est pas mort, mais ne pas exiger de lui une certaine qualité c'est sacrément l'amocher


T.COPIN


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