Papier personnel

publié le 20/11/2015

Terres brûlées et landes de pierres

Théâtre
Deirdre des douleurs
Le 18 novembre 2015
A l'Amphidice

Puissant et froid comme les vents d'Irlande, voilà un spectacle bien frais, par une compagnie toute jeune et prometteuse. Célia Vermot-Desroches est étudiante en Art du spectacle à l'université Stendhal Grenoble 3 et elle a décidé de porter sur les planches de l'Amphidice ce 18 novembre, Deirdre des douleurs du dramaturge John Millington Synge. A cette fin, elle a créé la compagnie La Pierre en s'entourant d'une troupe de comédiens, encore étudiants, issus pour la plupart du Centre Dramatique National de Besançon et du conservatoire de Grenoble. Pourquoi s'attaquer à Synge pour une première création ? « C'est au détour de lectures pour l'université que je suis tombée sur Synge. J'ai trouvé l'histoire de cette jeune fille bien actuelle […]. Et puis la langue ! » nous expliquera-t-elle à la fin de la représentation.

Synge est un auteur connu pour sa langue fracturée entre le gaélique et l'anglais, elle serait sans commune mesure le meilleur miroir de son Irlande si chère. Un défi de taille pour ces jeunes acteurs : interpréter la lourde traduction de Françoise Morvan et insuffler à ce parlé, tiraillé entre le lyrisme et la paysannerie, une énergie assez forte pour pouvoir emporter le spectateur au cœur d'un mythe lointain et désolé. D'autant plus que le drame de Deirdre est long et tragique. Néanmoins les lumières se rallument sur une troupe au salut sous l'éclat d'une franche ovation. La puissance et la justesse du jeu ont su tenir notre attention de spectateur durant les deux heures de représentation. Certes, la subtilité de cette poésie de la grammaire perd en pertinence dans son passage à l'oral, écorchée par la vigueur vive et ciselée qui se dégage, mais le spectacle n'en est pas moins riche, par sa mise en scène brute bien pensée.

L'histoire est celle tragique de Deirdre, une jeune fille à la beauté exceptionnelle promise à un terrible avenir. Pour éviter l'accomplissement de la prophétie le roi d'Ulster, un brin possessif, la fait élever, recluse à la campagne, jusqu'à sa majorité, afin de pouvoir l'épouser. Mais le destin place sur les pérégrinations de cette enfant, à présent femme, Noyse dont elle s'éprend et avec lequel elle s'exile dans les charmantes contrées d'Albane. Seulement, voilà que sept ans passent paisiblement et la vieillesse approchant, Deirdre craint de voir ce bonheur s'abîmer dans le quotidien et la vanité. Elle organisera donc leur retour auprès du roi, laissant son couple s'échouer sur l'écueil sombre de la fatalité. Deirdre est tourmentée par la voie qu'empreinte son existence, incapable de choisir entre une quiétude aseptisée dans cette Arcadie et une existence tumultueuse à Ulster, elle est effrayée par la douceur de cette vie en Ecosse et le renoncement aux émotions grisantes provoquées les paysages irlandais. Célia Vermot-Desroches s'est prise de sympathie pour cette femme dont l'angoisse est universelle et atemporelle, face au temps inexorable, tout un chacun est un jour amené à se questionner sur son choix de vie : un long fleuve tranquille ou la tourmente d'une destinée volée.

Pour Synge la poésie, la passion, la simplicité, l'alchimie entre réalité et merveilleux, la primitivité de son pays n'ont de beauté que s'ils sont conjugués à la misère et à l'aridité des terres. Il n'y a pas de sublime sans peine, il n'y a pas de bonheur sans malheurs. La pauvreté rend la vie digne et la désolation donne du sens à la vie. Quand le bien-être est absolu, celui-ci n'existe plus puisqu'il n'a plus de raison d'être. En somme, ce n'est pas son retour qui va coûter la vie à Deirdre, mais son départ, sa fuite de l'Irlande et de sa dureté exaltante.



Il y a dans cette philosophie l'écho d'une idée qui s'agite depuis quelques temps dans mon esprit lorsque je pense à notre société. Nous sommes sans cesse en recherche du confort et dans une civilisation en constant développement, cette quête dépasse les limites de l'imagination. Après la chasse, le potager, les supermarchés, voici le drive. Ne vous embêtez plus avec vos courses, restez au chaud dans votre voiture, on les fait pour vous ! Discussion instantanée, banque on-line, assistance par téléphone, robotisation des aspirateurs, tondeuses et caissières… Tout pour le confort ! Gagner du temps et de l'argent, ôtons les désagréments. La victoire de l'évolution : les hommes peuvent s'oublier dans leur plaisir propre et individuel.

Erreur ! Selon moi l'inconfort a son bénéfice. Dans une situation inopportune, il faut être actif, il faut se battre ou se défendre, s'imposer dans cet environnement hostile ou seulement embarrassant et pour cela il faut s'affirmer, pratiquer des choix, se définir soi-même. L'inconfort est une expérience et l'expérience forge notre individualité, à l'instar de la chaleur délassante du foyer et du couple canapé-télécommande. Cette surenchère est une pente glissante vers l'amollissement et massification devant la télé, dans la passivité végétative. On finirait presque par brouter des plateaux repas surgelés en s'adonnant à l'ivresse doucereuse de la sérénité. Anesthésie générale !

Il ne s'agit pas de faire un manifeste pour un retour à la vie sauvage, mais d'avoir pleine conscience de cette société du confort. Ce dernier doit être le gain d'un choix et non l'abandon à la paresse. Je suis tenté d'étendre la réflexion de Synge bien au-delà des landes d'Irlande, le négatif pousse au positif, et non le néant de l'entre-deux. Le but n'est pas de renier l'accès au confort, au contraire c'est une avancée qu'il faut poursuivre, mais cela ne doit pas nous endormir. Alors restons éveillé, critique, actif et ce, que ce soit devant un écran cathodique ou ailleurs.


T.COPIN


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